Prata e ouro em Simondon (2005 [1958])
Or, une très grande subjectivité existe dans le point de vue du maître comme dans celui de l’artisan; l’eccéité de l’objet ainsi définie n’atteint que des aspects partiels; celle que le maître perçoit atteint le fait que les objets sont multiples; leur nombre est proportionnel à la quantité de matière employée; il résulte du fait que cette masse de matière-ci est devenue cet objet-ci, cette masse de matière-là, cet objet-là; le maître retrouve la matière dans l’objet, comme ce tyran qui, avec l’aide d’Archimède, dépista la fraude de l’orfèvre ayant mêlé une certaine masse d’argent à l’or qui lui avait été confié pour faire un siège de parade: le siège, pour le tyran, est siège fait de cet or, de cet or-ci; son eccéité est prévue et attendue avant même le geste de fabrication, car l’artisan, pour celui qui commande sans travailler, est l’homme qui possède des techniques pour transformer la matière sans la modifier, sans changer la substance. Ce qui individualise le siège pour le tyran, ce n’est pas la forme que l’orfèvre lui donne, mais la matière ayant déjà une quiddité avant sa transformation: cet or, et non n’importe quel métal ou même n’importe quel or. De nos jours encore, la recherche de l’eccéité dans la matière existe pratiquement chez l’homme qui commande à l’artisan. Pour un propriétaire de forêt, le fait de donner du bois à une scierie pour le faire débiter suppose que le bois ne sera pas échangé contre celui d’un autre propriétaire, et que les produits de l’opération de sciage seront faits du bois qui a été fourni. Pourtant, cette substitution de matière ne serait pas une fraude comme dans le cas de l’orfèvre qui avait mêlé de l’argent à l’or pour pouvoir conserver une certaine quantité d’or fin. Mais l’attachement du propriétaire à la conservation de sa matière repose sur des motifs irrationnels, au nombre desquels se trouve sans doute le fait que l’eccéité ne recouvre pas seulement un caractère objectif détaché du sujet, mais a la valeur d’une appartenance et d’une origine. Seule une pensée commercialement abstraite pourrait ne point attacher de prix à l’eccéité de la matière, et ne point y rechercher un principe d’individuation. L’homme qui donne de la matière à élaborer valorise ce qu’il connaît, ce qui est attaché à lui, ce qu’il a surveillé et vu croître; pour lui, le concret primitif est la matière en tant qu’elle est à lui, lui appartient, et cette matière doit se prolonger dans les objets; par sa quantité, cette matière est principe du nombre des objets qui résulteront de la prise de forme. Cet arbre deviendra telle et telle planche; ce sont tous les arbres pris individuellement un par un qui deviendront ce tas de planches; il Y a passage de l’eccéité des arbres à l’eccéité des planches. Ce qu’exprime ce passage, c’est la permanence de ce que le sujet reconnaît de lui dans les objets; l’expression du moi est ici la relation concrète de propriété, le lien d’appartenance. En plaçant l’eccéité dans l’information, l’artisan n’agit pas autrement; mais comme il n’est pas propriétaire de la matière sur laquelle il travaille, il ne connaît pas cette matière comme chose singulière; elle lui est étrangère, elle n’est pas liée à son histoire individuelle, à son effort, en tant que matière; elle est seulement ce sur quoi il travaille; il ignore l’origine de la matière et l’élabore de manière préparatoire jusqu’à ce qu’elle ne reflète plus son origine, jusqu’à ce qu’elle soit homogène, prête à prendre forme comme n’importe quelle autre matière pouvant convenir au même travail; l’opération artisanale nie en quelque façon l’historicité de la matière en ce qu’elle a d’humain et de subjectif; cette historicité au contraire est connue de celui qui a apporté la matière, et valorisée parce qu’elle est dépositaire de quelque chose de subjectif, parce qu’elle exprime de l’existence humaine. L’eccéité cherchée dans la matière repose sur un attachement vécu à telle matière qui a été associée à l’effort humain, et qui est devenue le reflet de cet effort. L’eccéité de la matière n’est pas purement matérielle; elle est aussi une eccéité par rapport au sujet. L’artisan, au contraire, s’exprime dans son effort, et la matière ouvrable n’est que le support, l’occasion de cet effort; on pourrait dire que, du point de vue de l’artisan, l’eccéité de l’objet ne commence à exister qu’avec l’effort de mise en forme; comme cet effort de mise en forme coïncide temporellement avec le début de l’eccéité, il est naturel que l’artisan attribue le fondement de l’eccéité à l’information, bien que la prise de forme ne soit peut-être qu’un événement concomitant de l’avènement de l’eccéité de l’objet, le véritable principe étant la singularité du hic et nunc de l’opération complète. De même, l’eccéité commence à exister, pour le propriétaire de la matière, avec l’acte d’achat ou le fait de planter un arbre. Le fait que plus tard cet arbre sera matière pour une opération technique n’existe pas encore; ce n’est pas en tant que future matière, mais en tant qu’ objet ou visée d’une opération que cet arbre a une eccéité. Plus tard, il la conservera, pour le propriétaire, mais non pour l’artisan qui n’a pas planté l’arbre et ne l’a pas acheté en tant qu’arbre. L’artisan qui signe son ouvrage et met une date attache à l’eccéité de cet ouvrage le sens de son effort défini; pour lui, l ‘historicité de cet effort est la source de cette eccéité; elle est l’origine première et le principe d’individuation de cet objet. La forme a été source d’information, par le travail. (Simondon 2005 [1958]:56-7)
SIMONDON, Gilbert. 2005 [1958]. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Grenoble: Éditions Jérôme Millon.