Fósforo e enxofre em Simondon (2005 [1958])
Nous touchons ici l’aspect premier et fondamental de l’individuation physique. L’individuation comme opération n’est pas liée à l’identité d’une matière, mais à une modification d’état. Du soufre conserve son système cristallin tant qu’une singularité ne se présente pas pour faire disparaître la forme moins stable. Une substance conserve son individualité quand elle est dans l’état le plus stable en fonction des conditions énergétiques qui sont les siennes. Cette stabilité de l’état se manifeste par le fait que, si les conditions énergétiques restent les mêmes, cet état ne peut être modifié par l’introduction d’un germe présentant une amorce de structure différente; par rapport à des substances qui sont dans un état différent, cette substance peut au contraire fournir des germes capables d’entraîner une modification de l’état de ces substances. L’individualité stable est donc faite de la rencontre de deux conditions: à un certain état énergétique du système doit correspondre une certaine structure. Mais cette structure n’est pas directement produite par l’état énergétique seul, elle est distincte de ce dernier; l’amorçage de la structuration est critique; le plus souvent, dans la cristallisation, des germes sont apportés du dehors. Il y a donc un aspect historique de l’ avènement d’une structure dans une substance, il faut que le germe structural apparaisse. Le pur déterminisme énergétique ne suffit pas pour qu’une substance atteigne son état de stabilité. Le début de l’individuation structurante est un événement pour le système en état métastable. Dans l’individuation la plus simple entre ainsi, en général, une relation du corps considéré avec l’existence temporelle des êtres extérieurs à lui, qui interviennent comme conditions événementielles de sa structuration. L’individu constitué enferme en lui la synthèse de conditions énergétiques et matérielles et d’une condition informationnelle, généralement non immanente. Si cette rencontre des trois conditions n’a pas eu lieu, la substance n’a pas atteint son état stable; elle reste alors dans un état métastable. Remarquons cependant que cette définition génétique de l’individuation par la rencontre de trois conditions nécessaires aboutit à la notion de relativité hiérarchique des états d’individuation. En effet lorsqu’un hiatus très grand existe entre l’état énergétique d’une substance [C’est la nature de la substance qui contient les conditions matérielles, particulièrement en déterminant le nombre et l’espèce des différents systèmes d’individuation qui pourront s’y développer. L’état énergétique d’une substance est un couple de conditions formelles et matérielles. en ce sens.] et son état structural (soufre en état de surfusion par exemple), si un germe structural se présente, il peut entraîner un changement d’état structural de la substance sans l’amener pourtant à son état de stabilité absolue. Si du soufre surfondu, à une température de 90°, reçoit un germe cristallin prismatique, il change d’état structural et devient du soufre cristallisé dans le système prismatique. Il a passé d’un premier état métastable à un deuxième état métastable ; le deuxième est plus stable que le premier. Mais, si un deuxième germe structural survient, à savoir un cristal de soufre octaédrique, l’état structural change encore et toute la masse devient soufre octaédrique. On comprend ainsi pourquoi la surfusion cristalline constitue un état moins précaire que la surfusion liquide : un germe structural a déjà été rencontré, mais il a apporté une structure incapable d’absorber dans la structuration opérée toute l’énergie potentielle représentée par l’état de surfusion. L’individuation complète est l’individuation qui correspond à un emploi total de l’énergie contenue dans le système avant structuration ; elle aboutit à un état stable; au contraire, l’individuation incomplète est celle qui correspond à une structuration qui n’a pas absorbé toute l’énergie potentielle de l’état initial non structuré; elle aboutit à un état encore métastable. Plus il y a de types de structures possibles pour une même substance, plus il y a de niveaux hiérarchiques de métastabilité ; pour le phosphore par exemple, ces niveaux sont au nombre de trois. De plus, il importe de noter que les niveaux d’individuation sont parfaitement discontinus les uns par rapport aux autres; l’existence de conditions énergétiques d’équilibre entre deux niveaux se succédant immédiatement dans l’échelle hiérarchique ne peut masquer la discontinuité nori seulement structurale, mais encore énergétique, de ces deux niveaux; ainsi, pour reprendre l’exemple du soufre, lorsque du soufre octaédrique est amené à 95,4°, sous la pression atmosphérique, il faut lui fournir 2,5 calories par gramme pour qu’il se transforme en soufre prismatique ; il existe donc une chaleur latente spécifique de transformation du soufre octaédrique en soufre prismatique. Cette discontinuité énergétique se retrouve dans le fait que le point de fusion de la variété métastable est toujours inférieur à celui de la variété plus stable, pour toutes les espèces chimiques. (Simondon 2005 [1958]:77-8)
SIMONDON, Gilbert. 2005 [1958]. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Grenoble: Éditions Jérôme Millon.