Ferro em Simondon (2005 [1958])
Pour approfondir cet examen, il est nécessaire de considérer toutes les conditions qui entourent une prise de conscience notionnelle. S’il n’y avait que l’être individuel vivant et l’opération technique, le schéma hylémorphique ne pourrait peut-être pas se constituer. En fait, il semble bien que le moyen terme entre le domaine vivant et le domaine technique ait été, à l’origine du schéma hylémorphique, la vie sociale. Ce que le schéma hylémorphique reflète en premier lieu, c’est une représentation socialisée du travail et une représentation également socialisée de l’être vivant individuel; la coïncidence entre ces deux représentations est le fondement commun de l’extension du schéma d’un domaine à l’autre, et le garant de sa validité dans une culture déterminée. L’opération technique qui impose une forme à une matière passive et indéterminée n’est pas seulement une opération abstraitement considérée par le spectateur qui voit ce qui entre à l’atelier et ce qui en sort sans connaître l’élaboration proprement dite. C’est essentiellement l’opération commandée par l ‘homme libre et exécutée par l’esclave; l ‘homme libre choisit de la matière, indéterminée parce qu’il suffit de la désigner génériquement par le nom de substance, sans la voir, sans la manipuler, sans l’apprêter: l’objet sera fait de bois, ou de fer, ou en terre. La véritable passivité de la matière est sa disponibilité abstraite derrière l’ordre donné que d’autres exécuteront. La passivité est celle de la médiation humaine qui se procurera la matière. La forme correspond à ce que l’homme qui commande a pensé en lui-même et qu’il doit exprimer de manière positive lorsqu’il donne ses ordres: la forme est donc de l’ordre de l’exprimable; elle est éminemment active parce qu’elle est ce que l’on impose à ceux qui manipuleront la matière; elle est le contenu même de l’ordre, ce par quoi il gouverne. Le caractère actif de la forme, le caractère passif de la matière, répondent aux conditions de la transmission de l’ordre qui suppose hiérarchie sociale: c’est dans le contenu de l’ordre que l’indication de la matière est un indéterminé alors que la forme est détermination, exprimable et logique. C’est aussi à travers le conditionnement social que l’âme s’oppose au corps; ce n’est pas par le corps que l’individu est citoyen, participe aux jugements collectifs, aux croyances communes, se survit dans la mémoire de ses concitoyens: l’âme se distingue du corps comme le citoyen de l’être vivant humain. La distinction entre la forme et la matière, entre l’âme et le corps, reflète une cité qui contient des citoyens par opposition aux esclaves. On doit bien remarquer cependant que les deux schèmes, technologique et civique, s’ils s’accordent pour distinguer les deux termes, ne leur assignent pas le même rôle dans les deux couples: l’âme n’est pas pure activité, pleine détermination, alors que le corps serait passivité et indétermination. Le citoyen est individué comme corps, mais il est aussi individué comme âme. (Simondon 2005 [1958]:50-1)
Les Stoïciens ont considéré le monde entier comme un immense individu organisé à la manière de l’être vivant selon Dioclès de Karystos. C’est le лνεîμα (“souffle”) du cosmos qui pénètre en chaque chose comme le feu de l’âme d’un corps particulier pénètre en chacun de ses organes, le sous-tendant et l’animant. La pierre, le fer, sont différents degrés de ce tóvoç (“tension”) du souffle igné qui parcourt toutes choses. Toutes les fonctions actives sont concentrées dans ce feu qui est feu-semence, feu artiste et artisan. C’est la puissance qui est principe de forme et raison de tel ou tel état; c’est le souffle igné qui sculpte les êtres particuliers. Ici réapparaît le second aspect de la physis, celui du dynamisme productif, qui avait été laissé de côté par Platon et Aristote, mais s’était conservé dans les écoles médicales. Les Stoïciens bénéficiaient en outre des travaux des Pythagoriciens qui avaient établi les lois mathématiques de l’harmonie et connaissaient la loi d’acoustique qui relie la longueur de la corde vibrante, le poids par unité de longueur, la tension de la corde à la hauteur du son émis. De plus, les phénomènes de résonance avaient fait l’objet d’expériences, possibles grâce au fondement mathématique offert par les découvertes des Pythagoriciens. Or, la résonance dépasse de beaucoup, en étendue et généralité, le cadre des expériences d’acoustique: elle montre que l’échange d’énergie entre deux corps ne dépend pas seulement de la proximité ou de l’éloignement de ces deux corps, mais aussi et essentiellement, lorsqu’il s’agit de deux corps élastiques et d’une énergie vibratoire, du degré de tension de ces corps, qui définit pour chacun d’eux, compte tenu de ses dimensions et de sa masse, une fréquence de résonance qui est aussi une fréquence d’oscillation propre lorsqu’il est soumis à un ébranlement. L’échange d’énergie entre ces deux corps demeure très faible tant que les fréquences propres ne sont pas égales ou multiples l’une de l’autre; en revanche, quand les fréquences sont égales, l’échange d’énergie devient si important que le phénomène de résonance paraît l’évocation d’une activité spontanée au sein du résonateur, alors qu’il tire toute son énergie de l’oscillateur. Or, pour les expérimentateurs, ce qui était particulièrement frappant dans l’étude de la résonance était cette possibilité d’établir ou d’interrompre le couplage entre deux corps non pas par l’interposition d’un écran, ou en les éloignant l’un de l’autre, mais en agissant uniquement sur la tension interne du résonateur ou de l’oscillateur, pour amener les deux corps vibrants à la résonance. La résonance est nommée par eux συντονία, c’est-à dire égalité de hauteur du son, et aussi égalité de tension, car c’est en modifiant la tension que l’on fait le plus aisément varier la hauteur du son. Ce phénomène surprenant, pourtant très facile à réaliser, et parfaitement rationalisable puisqu’il obéit au rapport des nombres, est pour les Stoïciens à la fois le principe de l’organisation dynamique de l’individu vivant comme l’homme, le principe de l’organisation de cet immense individu qu’est le monde, et enfin le principe de la relation dynamique entre microcosme et macrocosme. La cohérence et l’unité du microcosme et du macrocosme dépendent de la συντονία; la maladie est un relâchement qui fait qu’un organe ne participe plus à l’ensemble parce qu’il est désaccordé. La pensée est elle-même τόνος; elle est attention à l’objet qu’elle veut saisir; l’attention est une tension de l’esprit qui lui permet de devenir syntone de l’objet qu’il veut penser. Alors esprit et objet sont en harmonie. L’ordre du monde est un mouvement cyclique qui a une fréquence déterminée; la sagesse est la réalisation, dans le microcosme individuel, de la syntonie avec le rythme de l’univers. Les contradictions entre la liberté individuelle et le déterminisme sont levées, car un résonateur résonne précisément sur la fréquence qui serait la sienne s’il émettait des oscillations libres. (Simondon 2005 [1958]:394-5)
Le long cheminement du Moyen Age et de la Renaissance n’a pas parfaitement trouvé, semble-t-il, une corrélation, un μεταξυ véritable qui réunirait en lui, de façon complète, la fonne archétype et la forme hylémorphique. Sans aucun doute, il existe des doctrines d’un extrême intérêt, comme, par exemple, celle de Giordano Bruno, qui identifie les différents types de causes, et qui, à travers un vocabulaire plutôt aristotélicien, permettrait peut-être d’esquisser une synthèse de la fonne archétypale et de la forme aristotélicienne. Cependant, il manquait une clé, dans l’analyse des processus d’interaction, une notion que l’on puisse prendre comme paradigme, et cette notion est seulement apparue à la fin du XIXe siècle, dans la Psychologie de la Forme: c’est celle de champ; elle est un présent fait aux sciences humaines par les sciences de la nature. Elle établit une réciprocité de statuts ontologiques et de modalités opératoires entre le tout et l’élément. En effet, dans un champ, quel qu’il soit, électrique, électromagnétique, de gravité, ou de n’importe quelle autre espèce, l’élément possède deux statuts et remplit deux fonctions: 1° en tant que recevant l’influence du champ, il est soumis aux forces du champ; il est en un certain point du gradient par lequel on peut représenter la répartition du champ; 2° il intervient dans le champ à titre créateur et actif, en modifiant les lignes de force du champ et la répartition du gradient; on ne peut pas définir le gradient d’un champ sans définir ce qu’il ya en tel point. Prenons l’exemple d’un champ magnétique: nous disposons un aimant ici, un autre au fond de la salle, un autre dans ce coin; ils sont orientés d’une façon définie, et possèdent des masses magnétiques mesurables. Aussitôt, un certain champ magnétique existe comme résultat de l’interaction des champs de ces trois aimants. Apportons maintenant un morceau de fer doux de l’extérieur – préalablement chauffé à une température supérieure au point de Curie, donc non aimanté; ce morceau de fer ne possède pas ce mode sélectif d’existence qui se caractérise par l’existence de pôles. Or, dès que nous le plaçons dans le champ, il prend une existence par rapport à lui, il s’aimante. Il s’aimante en fonction du champ créé par les trois aimants préalables, mais dès qu’il s’aimante, et par le fait même qu’il s’aimante, il réagit sur la structure de ce champ, et devient citoyen de la république de l’ensemble, comme s’il était lui-même un aimant créateur de ce champ: telle est la réciprocité entre la fonction de totalité et la fonction d’élément à l’intérieur du champ. La définition du mode d’interaction caractéristique du champ constitue une véritable découverte conceptuelle. Avant cette découverte, Descartes a cherché des complications mécaniques qui font honneur à son génie créateur, mais qui n’aboutissent pas à une élucidation définitive des phénomènes, pour représenter, par des processus d’action par contact, les influences à distance. Pour expliquer comment un aimant attire une autre masse magnétique, il est contraint d’imaginer des vrilles de matière subtile; issues des pôles de l’aimant, elles se visseraient les unes dans les autres, se repoussant ou s’éloignant, ce qui est d’ailleurs – même au niveau hypothétique et formel – malaisé à imaginer: si un des sens de rotation rapproche les pôles, le retournement de l’un des aimants devrait seulement faire cesser l’action à distance et non créer l’action répulsive que l’expérience indique. Descartes n’a pu trouver un schème de processus d’interaction satisfaisant parce qu’il n’avait pas la notion de champ. Il a chargé la matière subtile de tous les caractères qui, aujourd’hui, sont attribués aux champs. Or, cette notion de champ a connu un développement très remarquable au XIXe siècle. À la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, ce furent le champ magnétique et le champ électrique qui furent découverts et analysés; ensuite vint l’interaction entre les courants et les champs (Arago, Ampère), puis, vers 1864, apparut la théorie électromagnétique de la lumière. Elle définit un nouveau type de champ, le champ électro-magnétique, qui n’est pas seulement un champ qu’on pourrait appeler statique comme les précédents, mais qui comporte la propagation d’une énergie, et offre, entre l’élément et le tout, une réciprocité beaucoup plus remarquable, et plus richement exemplaire, en définissant un couplage dynamique entre les éléments. Si nous posons ici un oscillateur électromagnétique pourvu d’une antenne pour qu’il fasse rayonner autour de lui un champ; si nous mettons au fond de la salle, ou beaucoup plus loin, à quelques kilomètres, un autre oscillateur de même type et si les deux oscillateurs ont la même fréquence propre, le deuxième entrera en résonance avec le premier, alors que s’ils ne sont pas réglés sur la même fréquence, ils n’entreront pas en résonance: on aura tantôt résonance floue, tantôt résonance aiguë, et la quantité d’énergie échangée entre les oscillateurs sera fonction de leur accord de fréquence, et non pas seulement de leur distance et de l’importance des organes de couplage. Nous voyons ici des processus beaucoup plus raffinés d’interaction entre les parties par l’intermédiaire du tout où interviennent des échanges sélectifs. Voilà sans doute pourquoi la notion de champ, à la fin du XIXe siècle, possédait une prégnance toute particulière et est entrée, presque par effraction, dans le monde des sciences humaines. Elle a été introduite par des philosophes qui avaient médité sur les notions anciennes d’interaction, sur les processus de relation entre la forme et la matière. Il ne faut pas oublier que c’est Brentano qui a été le précurseur de la théorie de la forme, et a inspiré les travaux de von Ehrenfels, qui a publié Ueber Gestalt Qualitäten, Au sujet des Qualités de forme. Plus tard, Kohler, Koffka, et tous les autres théoriciens de la forme, ont utilisé de plus en plus la notion de champ, et on pourrait dire qu’elle est la notion fondamentale au niveau du dernier développement qu’a reçu cette doctrine, avec Kurt Lewin, fondant une théorie des échanges psycho-sociaux et sociaux avec son interprétation dynamique d’un univers hodologique et topologique. (Simondon 2005 [1958]:544-6)
SIMONDON, Gilbert. 2005 [1958]. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Grenoble: Éditions Jérôme Millon.